Katia Kabanova par Tatjana Gürbaca
« C’est ainsi que je veux vivre et pas autrement ! »
Extraits de l’entretien entre la metteuse en scène Tatjana Gürbaca et les dramaturges Bettina Auer et Heili Schwarz-Schütte
Bettina Auer (BA) : Vous avez récemment mis en scène l’opéra Das schlaue Füchslein de Leoš Janáček à Brême, maintenant nous sommes en train de répéter Katia Kabanova ici à Düsseldorf et juste après vous vous attaquerai à sa Jenůfa à Genève. Qu’est-ce qui caractérise pour vous ce compositeur ?
Tatjana Gürbaca (TG) : Quand j’avais 12 ou 13 ans, j’ai vu mon premier opéra de Janáček. C’était Katia Kabanova. J’avais déjà vu beaucoup d’opéras avec ma mère mais celui-ci était différent. La musique était un choc : je la ressentais si intensément ! Jamais auparavant je n’avais eu autant l’impression qu’une musique s’adressait directement à moi. Je suis rentrée bouleversée. Janáček figure donc depuis longtemps dans mes souhaits de metteuse en scène. Je considère comme un grand luxe le fait de pouvoir me consacrer aussi longuement et intensément à ce compositeur au cours de cette année. Je me suis intéressée aux différentes périodes de sa création, aux œuvres antérieures comme Jenůfa et aux plus tardives comme Katia ou La petite renarde rusée. Je peux ainsi maintenant mieux comprendre d’où vient Janáček et où il veut peut-être aller.
Katia Kabanova a été écrite entre 1919 et 1921. Les premières décennies du XXe siècle sont une période incroyablement intéressante, dont sont issus à la fois le monodrame d’Arnold Schönberg Erwartung, créé à Prague en 1924, ou le ballet d’Igor Stravinsky Le Sacre du Printemps, créé à Paris en 1913 sous les cris de scandale et dans un certain tumulte. Dans Katia Kabanova, une question de l’époque est posée : qu’est-ce qu’un orage ? Est-ce une punition divine ou un phénomène météorologique ? Et en effet, au début du XXe siècle, la lumière électrique joue soudain un rôle important, car la nuit désormais éclairée ne laisse plus de place à l’obscurité inexplicable, le spirituel et les mystères. La question du sens de la vie se pose désormais différemment et avec une grande urgence.
BA : Pour son sixième opéra Katia Kabanova, créé en 1921 à Brno, Janáček, très attaché à la Russie, a eu recours à un sujet russe, le drame d’Ostrovski L’orage. L’intrigue de cette pièce est – en simplifiant à l’extrême – rapidement racontée : parce que Katia, femme mariée, a une liaison avec Boris, un autre homme que son mari, et enfreint ainsi les règles de la société, elle doit mourir. Katia se jette dans la Volga. Est-elle la victime féminine typique telle que nous la connaissons dans l’opéra du XIXe siècle ?
TG : On pourrait le penser à première vue, car l’histoire ressemble aussi beaucoup au roman de Gustave Flaubert Madame Bovary de 1857. Cependant, au plus tard lorsque la musique de Janáček entre en jeu, le récit se transforme en un drame existentiel. Je pense que Janáček est ici très proche de l’univers mental d’Albert Camus : Katia n’est pas seulement une amoureuse malheureuse, elle est surtout « l’étrangère » dans une petite ville. Elle est jetée dans un monde où tous ont perdus leurs repères et doivent chercher pour eux-mêmes le sens de leur vie. C’est une époque sombre de bouleversement, où tout le monde se rend compte qu’il n’y a pas de Dieu, que l’espace est vide. Cela rend bien sûr la recherche de sens d’autant plus difficile. Je pense que dans l’opéra de Janáček, l’amour n’est qu’un moyen d’échapper au néant, de donner une assise à la vie, de se sentir comblé. Je pense que Katja serait tout à fait prête à accepter un mariage malheureux, un mariage avec des moments de souffrance et beaucoup de travail, si seulement elle avait le sentiment qu’il y a un sens derrière tout cela – même si c’est un Dieu qui le veut ainsi. Mais la foi en ce Dieu n’existe justement plus.
BA : Vous pensez donc que Janáček ne veut pas raconter ici un grand amour romantique qui ne peut tout simplement pas être et qui doit donc rester malheureux ?
TG : Pas du tout. D’autant plus que Boris, avec qui Katia a une liaison, est un personnage d’opéra tout à fait inhabituel et discret. En fait, je connais peu d’opéras dans lesquels le ténor est aussi passif et où le public en apprend aussi peu sur lui. Nous savons tout de même que Boris vient de Moscou et qu’il est financièrement dépendant de son oncle Dikoj. Si Katia se tourne vers Boris, c’est parce qu’il lui donne la possibilité de vivre l’extase et la passion, quelque chose qui lui promet un bref épanouissement dans tout le vide de sa vie. Mais c’est dans la nature qu’elle trouve un véritable sens : il est remarquable que Janáček décrive dans toute son œuvre une relation aussi accentuée, quasi religieuse, avec la nature. La nature remplace chez lui la notion de Dieu. (…)
Heili Schwarz-Schütte (HSS) : Est-ce que Katia a trouvé à ce moment-là le sens qu’elle a cherché toute sa vie ?
TG : Nous ne le savons pas. Je pense que Janáček a décidé très consciemment d’adapter la pièce d’Ostrowski L’orage pour la scène de l’opéra. Il a interprété l’orage qui donne son titre à l’œuvre dans plusieurs sens. Ce n’est pas seulement l’orage qui vient de l’extérieur, c’est aussi un orage qui gronde en Katia. De plus, ce phénomène naturel permettait au compositeur de faire s’affronter différentes visions de la vie. Il voulait montrer le bouleversement de la pensée.
Dikoj et Kabanikha sont issus d’une génération plus âgée, restée accrochée à la petite ville. Ils observent les jeunes gens qui ont l’ambition d‘aller en ville, de fuir ce néant, ce qu’ils font grâce à leur éducation. Je pense que c’est là aussi que prend racine l’énorme haine de l’éducation que Dikoj porte en lui. Cette haine de tout ce qui est un peu intellectuel, un peu différent, et qui aspire à l’extérieur. Il y a une scène émouvante entre Kabanicha et Dikoj, pour laquelle Janáček a écrit une musique quasi burlesque. On y voit deux vieux qui essaient de s’amuser encore un peu ensemble ou de profiter encore un peu de la vie. En fait, ils se frottent l’un à l’autre et tentent de cette manière d’obtenir encore un peu de bonheur. Chez Ostrowski et Janáček, nous voyons donc les aînés fermement convaincus que l’orage est une punition divine, tandis que les jeunes protestent et considèrent la foudre comme de l’électricité qui se décharge – la vérité se situe probablement quelque part entre les deux. L’orage est avant tout une force de la nature, puissante et sublime, qui peut nous étonner et nous faire craindre.
BA : Vous pensez donc que Janáček ne veut pas raconter ici un grand amour romantique qui ne peut tout simplement pas être et qui doit donc rester malheureux ?
TG : Pas du tout. D’autant plus que Boris, avec qui Katia a une liaison, est un personnage d’opéra tout à fait inhabituel et discret. En fait, je connais peu d’opéras dans lesquels le ténor est aussi passif et où le public en apprend aussi peu sur lui. Nous savons tout de même que Boris vient de Moscou et qu’il est financièrement dépendant de son oncle Dikoj. Si Katia se tourne vers Boris, c’est parce qu’il lui donne la possibilité de vivre l’extase et la passion, quelque chose qui lui promet un bref épanouissement dans tout le vide de sa vie. Mais c’est dans la nature qu’elle trouve un véritable sens : il est remarquable que Janáček décrive dans toute son œuvre une relation aussi accentuée, quasi religieuse, avec la nature. La nature remplace chez lui la notion de Dieu. (…)
Heili Schwarz-Schütte (HSS) : Est-ce que Katia a trouvé à ce moment-là le sens qu’elle a cherché toute sa vie ?
TG : Nous ne le savons pas. Je pense que Janáček a décidé très consciemment d’adapter la pièce d’Ostrowski L’orage pour la scène de l’opéra. Il a interprété l’orage qui donne son titre à l’œuvre dans plusieurs sens. Ce n’est pas seulement l’orage qui vient de l’extérieur, c’est aussi un orage qui gronde en Katia. De plus, ce phénomène naturel permettait au compositeur de faire s’affronter différentes visions de la vie. Il voulait montrer le bouleversement de la pensée.
Dikoj et Kabanikha sont issus d’une génération plus âgée, restée accrochée à la petite ville. Ils observent les jeunes gens qui ont l’ambition d‘aller en ville, de fuir ce néant, ce qu’ils font grâce à leur éducation. Je pense que c’est là aussi que prend racine l’énorme haine de l’éducation que Dikoj porte en lui. Cette haine de tout ce qui est un peu intellectuel, un peu différent, et qui aspire à l’extérieur. Il y a une scène émouvante entre Kabanicha et Dikoj, pour laquelle Janáček a écrit une musique quasi burlesque. On y voit deux vieux qui essaient de s’amuser encore un peu ensemble ou de profiter encore un peu de la vie. En fait, ils se frottent l’un à l’autre et tentent de cette manière d’obtenir encore un peu de bonheur. Chez Ostrowski et Janáček, nous voyons donc les aînés fermement convaincus que l’orage est une punition divine, tandis que les jeunes protestent et considèrent la foudre comme de l’électricité qui se décharge – la vérité se situe probablement quelque part entre les deux. L’orage est avant tout une force de la nature, puissante et sublime, qui peut nous étonner et nous faire craindre.
BA : Restons un moment sur la scène de l’orage qui ouvre le troisième acte. On peut se demander pourquoi Katia se confesse en public. Mettons-nous à sa place : Katia a eu une liaison avec Boris pendant dix jours et son mari Tikhon est rentré (trop tôt) de son voyage. Son amie Varvara raconte que Katia est hors d’elle et ne peut plus se retenir. Et c’est justement maintenant, alors que tous les habitants de la petite ville sont réunis parce qu’il pleut, que Katia se confesse. Pourquoi ?
TG : Je pense que Katia est un personnage que l’on pourrait trouver dans un roman de Leon Tolstoï, je pense toujours à Levin dans Anna Karénine, qui philosophe longuement sur le fait que nous, les hommes, portons notre conscience en nous et que c’est déjà le lien avec une force divine : notre propre conscience. Que nous sommes capables de devenir nos propres juges. C’est exactement ce qui arrive à Katia, elle finit par se prendre elle-même comme critère de ce qui est bien ou mal pour elle – et comment elle veut vivre. Tout comme Emma Bovary, elle a, je pense, reconnu que l’éternelle répétition de l’adultère n’est pas différente de la monotonie du mariage lui-même : « Emma trouvait dans l’adultère toutes les platitudes du mariage renouvelées ». Et que la plénitude qu’elle a ressentie au début ne peut pas être retenue pour toujours et ne se réalise plus. Alors, pour être en paix avec soi-même, il n’y a plus que la voie de l’aveu, pense Katia.
BA : Est-ce que cette voie conduit nécessairement au suicide ?
TG : Je pense que dès le début, le suicide n’est pas une horreur pour Katia, mais une véritable alternative. Très tôt dans la pièce, il y a des moments où elle parle de la mort et dépasse les limites. Y compris, le récit de ses visites à l’église lorsqu’elle était jeune fille, où elle vivait également des expériences touchant à l’extase. Elle raconte à Varvara comment, en plein abandon, elle était allongée au sol et comment les autres personnes autour d’elle ne comprenaient pas du tout ce qui lui arrivait.
BA : Quand je pense à la scène telle qu‘elle est mise en scène, Katia fait sa confession de manière presque triomphante. Elle dit ainsi : « J’ai la force de le faire, je peux m’assumer et je m’obstrue ainsi explicitement le chemin du retour ». Katia fait son aveu avec fierté – un acte d’auto-détermination.
TG : Oui, c’est ainsi que je vois les choses ! Pour moi, la confession marque le moment où Katia se trouve elle-même et définit soudain pour elle-même aussi un sens à son existence. Elle se prend comme référence et dit : « C’est ainsi que je veux vivre et pas autrement ! C’est ce que je suis ! Je ne dépendrai pas du fait que mon mari me reprenne et m’aime à nouveau. La seule chose qui compte, c’est ce que je ressens au plus profond de moi ». C’est précisément ce que Kabanikha craint tout le temps : que Katia soit incapable de se mentir à elle-même. Au contraire, elle est incroyablement directe et honnête. Kabanikha exige en revanche de sa belle-fille que l’on soit parfois bigot dans la vie. Lorsque le mari s’en va, il faut peut-être faire un peu de deuil artificiel. C’est au-dessus de cela que l’émotion réelle pourrait se manifester. C’est sans doute la raison pour laquelle Kabanikha insiste tant sur les conventions sociales. Les personnes qui les refusent parce qu’elles ne font confiance qu’à leurs propres sentiments lui sont donc en soi suspectes. Kabanikha est en ce sens l’antithèse directe de Katia.
BA : A notre époque, pense-t-on, il y aurait pour Katia l’alternative de partir tout simplement. Mais sans métier et sans argent, cela reste une déclaration héroïque. C’est pourquoi le suicide est la seule issue pour Katia. Car, après avoir vécu avec Boris quelque chose qui ne peut peut- être pas être saisi avec des mots – l’épanouissement sur le plan sexuel et émotionnel –, il est impossible pour Katia de retourner chez Tikhon. Katia ne pourrait pas se faire à nouveau petite, s’encapsuler et se ratatiner dans ce mariage !
TG : Oui, surtout après que Katia ait fait l’expérience qu‘on ne peut retenir l’amour. On ne peut pas vivre trente ans au même niveau d’épanouissement amoureux. L’amour se transforme et peut toujours être magnifique. Mais l’extase que recherche Katia est l’affaire d’une seconde. La découverte que l’on peut aussi être seul à deux fait partie de son effroi ; que cette fusion dans l’amour dont elle a rêvé n’a en réalité jamais lieu – justement pas au moment où l’on est peut- être physiquement le plus intime. Qu’en réalité, ce moment peut être celui où l’on est le plus éloigné l’un de l’autre. (…)
BA :Katia Kabanova est-elle une pièce sur les femmes fortes ?
TG : Tous les opéras de Janáček sont des pièces totalement féminines !
BA : Nous n’avons pas encore parlé d’une femme qui vit dans la famille Kabanov en tant que fille d’accueil : Varvara.
TG : Varvara est mon personnage préféré dans tout le répertoire de l’opéra ! Quelle femme ! Avec une telle force, un tel optimisme et une grande évolution tout au long de la pièce. Le public fait d’abord sa connaissance en tant que jeune fille et ne se doute pas du tout des secrets et des abîmes que ce personnage porte en lui. Varvara est follement curieuse de la vie. Elle admire sa belle-sœur Katia et reconnaît en elle quelque chose que personne d’autre ne voit. Grâce à cette curiosité, elle commence à se découvrir elle-même et à découvrir la vie ! À tel point qu’à la fin, elle est la seule à réussir à quitter cet endroit morne. Chez Janáček, elle part avec Kudrjaś, chez nous, elle part seule dans le monde. Varvara ne représente rien de moins qu’un changement d’époque, un changement de génération. Car le fait qu’elle quitte le village signifie qu’elle va chercher un travail et financer elle-même sa vie. Un projet de vie qui n’était pas encore envisageable pour la génération de Kabanikha.
HSS : …du moins pas si elle venait d’une famille comme celle des riches Kabanov.
TG : Dans mon imagination, Varvara deviendra une jeune enseignante idéaliste dans le socialisme naissant. Avec beaucoup d’idées pour rendre le monde meilleur, pour en faire un endroit différent !
HSS : Cela signifie que le personnage possède aussi une force utopique ?
TG : Dans tous les sens du terme, oui ! Très tôt, elle est prête à s’engager dans les rêves de Katia. Que serait-ce si l’on pouvait voler, si l’on pouvait sortir d’ici ? C’est elle qui tend à Katia la clé de la porte interdite du jardin et qui y convoque Boris. C’est elle qui met en route toute l’histoire d’amour, qui se bat jusqu’à la fin pour Katia et qui essaie de changer les choses pour le mieux.
BA : Chez Janáček, le dernier acte se déroule d’abord dans une ruine avec des peintures murales représentant le purgatoire. Chez nous, c’est très différent.
TG : Janáček est un dramaturge incroyablement efficace et formidable pour ses propres pièces. Il parvient à raconter tout un monde en une minute et demie ! Le nombre de personnages est également raisonnable et on sait clairement ce que chacun représente. Il est donc d’autant plus surprenant, au premier abord, que dans un opéra aussi clairement construit, le chœur entre en scène à la fin. Qu’ajoutent ces personnes à l’intrigue qui n’aurait pas encore été raconté ? Le chœur incorpore cette terrible histoire de famille dans la société de cette petite ville à l’esprit étroit. La société fonctionne comme une famille agrandie, où tout le monde regarde tout le monde, le regard n’étant pas toujours un regard d’amour, mais aussi un regard de jugement. La société impose les normes et la structure à l’intérieur desquelles on peut évoluer – sans possibilité de s’en échapper. Cela augmente la pression sur la famille Kabanov. Je ne peux m’empêcher de penser à Jean-Paul Sartre et Albert Camus, dont l’essence est : « L’enfer, c’est les autres ». C’est exactement la structure dont souffre Katia. C’est pourquoi je me suis dit que cette image de l’enfer, cette fresque, c’est en fait toute la société.
Crédits photos
Portrait © Ana Torres pour le Grand Théâtre Magazine
Répétitions © GTG / Carole Parodi
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